L’EXODE : LA GRANDE PEUR DE L’AN 40

Publié le par Biblinimes

 

                                              

 

 

                          L’Exode. Un drame oublié. Par Eric Alary, 465 pages, Perrin, 2010, 22 euros.

 

 

En intitulant « Le Radeau de la Méduse », son « Journal d’un prisonnier politique 1940-1941 » (1945, rééd. Aden, 2010),  l’écrivain et critique de cinéma communiste Léon Moussinac (1890-1964) donne couleur et forme singulières à un moment occulté de notre mémoire nationale : l’Exode de mai-juin 1940, analysé de manière exhaustive et informée par l’historien Eric Alary. La métaphore romantique (le tableau de Géricault) s’accorde à la référence biblique (la sortie des Hébreux d’Egypte), traduisant trois points communs : la peur, l’errance et la précarité. Devant l’irrésistible avancée allemande engagée le 10 mai,  Moussinac est évacué ( !), exactement un mois plus tard,  avec  les détenus des prisons parisiennes… Rejoignant le cortège des huit à neuf millions de réfugiés civils qui, dira Saint-Exupéry, coule sur les routes de France à la manière d’un « interminable sirop ». Depuis la Hollande, le Luxembourg et la Belgique dont les ressortissants s’ajoutent aux habitants de l’Est et du Nord, et maintenant aux Parisiens, c’est une ruée continue vers la Loire, érigée imaginairement en nouvelle Marne, expliquera, en témoin majeur de 1914, l’écrivain Roland Dorgelès… Episode inédit dans l’histoire française, phénomène émotionnel et irrationnel de migration de masse. « En étrange pays dans mon pays lui-même » écrit Aragon. Les « exodiens » (Jean-Pierre Azéma)  cèdent à la crainte des bombardements,  au sentiment que l’armée est en perdition, aux souvenirs des atrocités « boches » de la Grande Guerre (cf. « Invasion 14 » de Maxence Van der Meersch, pour le Nord de la France), à la désorganisation des évacuations initiées par un gouvernement qui, lui-même, recule de Paris en Touraine vers Bordeaux… Romancières,  Irène Nemirovsky (« Suite française », 2004), Simone de Beauvoir (« Le sang des autres », 1945), Françoise Sagan (« Les faux-fuyants », 1991), ou le cinéaste René Clément (« Jeux interdits », 1952), ont décrit cette caravane continue faite de voitures surchargées de matelas, de camions bourrés de mobilier, de charrettes, de vélos et de voitures d’enfants, au milieu d’un incessant vacarme, les « visages ivres de sommeil » d’une « foule qui gicle comme le sang d’une artère ouverte ». Proie offerte aux piqués des Stukas de la Wehrmacht : peut être 100 000 tués par les mitraillages, la faim et la soif, des familles disloquées, 90 000 « enfants perdus » selon la Croix Rouge internationale… Eric Alary démontre finalement - c’est  l’un des mérites majeurs de cette étude - que la tragédie de l’Exode est d’abord une première manifestation de « guerre totale ». Utilisée par Pétain pour justifier la demande d’armistice - son discours du 17 juin 1940 exprime de la « compassion pour l’extrême dénuement des malheureux réfugiés ». Le « sauveur de Verdun promet l’ordre et la paix ». Quelques jours après, cette dislocation de la société civile de la IIIe République, corollaire de la défaite militaire, servira de prétexte au « redressement intellectuel et moral » que prétend  incarner, sous la botte de l’occupant,  le régime de Vichy.

 

                                                                                                                                                         Michel Boissard

                                                                                                                                                           Historien

Publié dans humanité

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